Le nouveau patron de l’ARC explique les dérapages

Par Conan Eric, publié le 01/02/1996

De l’aveuglement des administrateurs au laxisme de l’Etat, le successeur de Jacques Crozemarie passe ici en revue les problèmes qui engendrent les dérives du monde associatif.

– L’EXPRESS : Le fait que les administrateurs de l’ARC aient fait appel à un haut fonctionnaire – l’ancien responsable de l’Igas que vous êtes – pour les sortir de la situation où les a conduits Jacques Crozemarie ne constitue-t-il pas un symbole des problèmes graves que pose la gestion des grosses associations ?

MICHEL LUCAS : Une autre solution était possible ! Il est vrai qu’ils m’ont peut-être choisi en raison de la connaissance que j’avais acquise, de l’extérieur, des dysfonctionnements de l’ARC grâce aux enquêtes que j’avais diligentées. Dès 1985, dans le rapport de l’Igas sur les associations, j’avais inclus l’analyse des dérapages de l’ARC, qui me semblaient, malgré leur ampleur particulière, assez représentatif des dérives de nombreuses associations.

Pourquoi tant d’associations dérapent-elles ?

J’ai observé un phénomène qui explique beaucoup d’affaires : l’aveuglement des administrateurs. La confiance du conseil d’administration envers le directeur ou le président d’une association est plus forte que dans les entreprises privées : un responsable indélicat est très difficile à déboulonner. Une cuisante expérience me l’a fait comprendre il y a une vingtaine d’années. J’avais pris la présidence d’une association qui s’occupait de personnes âgées. Par réflexe professionnel, j’ai analysé les comptes et découvert que le directeur mélangeait ses dépenses personnelles et celles de l’association ! J’ai demandé une inspection à la caisse d’assurance-maladie, qui a établi les malversations. Ayant alors réclamé le renvoi du directeur, j’ai été mis en minorité au conseil d’administration et c’est moi qui ai dû partir ! Les relations d’amitié entre cofondateurs ou associés priment parfois sur la réalité de la gestion.

– Quelles sont les dérives les plus fréquentes ?

D’abord la pérennisation : des associations en arrivent à ne se préoccuper que de leur survie – pour maintenir la structure, le personnel – alors que le besoin auquel elles répondaient à l’origine a disparu, s’est modifié, ou peut être désormais traité différemment. Dans les petites villes, des structures fossilisées qui tournent ainsi sur elles-mêmes bénéficient parfois du soutien des élus, qui vont jusqu’à exercer des pressions pour remettre en question les conclusions d’une inspection.

– Comment s’exerce le contrôle de l’Etat ?

L’Etat est plus préoccupé par les contrôles budgétaires et de conformité que par l’évaluation de l’utilité ou de l’efficacité. Après quarante ans d’inspection, je suis peut-être porté à souligner ce qui ne va pas, mais il faut bien admettre que l’administration sociale est exsangue et que les inspections déconcentrées ne sont pas suffisamment formées aux contrôles qualitatifs. Il y a même des établissements qui n’ont jamais été visités ! Il ne faut pas s’étonner que l’on découvre à intervalles réguliers des situations scandaleuses qui ont perduré pendant des années.

– Les donateurs pourraient-ils exercer un contrôle ?

Oui, on peut imaginer un système d’information du type d’Infogreffe pour les entreprises : une banque de données accessible par Minitel qui permettrait de connaître la situation financière d’un organisme et la part des dons qu’il consacre aux frais de fonctionnement. Les donateurs pourraient ainsi s’informer sur le sérieux d’une association ou être avertis de sa dégradation.

– Pourquoi les associations occupent-elles une telle place dans le secteur sanitaire et social ?

Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Historiquement, dans de nombreux domaines – comme les handicapés ou les personnes âgées – elles ont innové avant l’Etat, l’obligeant à suivre et à définir des politiques. Par la suite, l’Etat s’est souvent laissé aller, préférant payer des prix de journées plutôt que d’ouvrir et de gérer des établissements publics. L’Etat moderne, qui rencontre de plus en plus de difficulté pour surmonter certains obstacles – on vient de le constater avec le plan Juppé – a tendance à utiliser la souplesse de l’outil associatif afin d’éviter d’affronter la réforme de ses services publics. Intervient aussi, en particulier dans le domaine médical, une dimension sociologico-financière : autant les citoyens protestent quand on leur demande 10 francs d’impôt supplémentaire, autant ils sont prêts à faire un effort plus important pour des actions qu’ils ont l’impression de mieux contrôler.

– L’Etat doit-il aider le secteur associatif ?

J’entends souvent dire : « L’Etat doit subventionner les associations. » Non, cela n’a pas à être un principe ! L’Etat ne doit aider que les associations qui concourent au bien-être des contribuables. Mais il n’est même pas en mesure de connaître le niveau de ses aides. Ainsi, au ministère du Travail et des Affaires sociales, chaque direction subventionne des associations en ignorant ce que leur donnent les autres directions ! Aujourd’hui, des associations viennent souvent tendre la main, à l’Etat ou aux élus locaux, sans même imaginer devoir justifier de leur utilité.

Quel doit être le partage des rôles entre l’Etat et les associations ?

Il faudrait rappeler que c’est à l’Etat de définir la règle du jeu, de dire quels sont ses objectifs, ses priorités, ce qu’il accepte de prendre en charge, pour laisser le reste au secteur associatif, soit comme acteur complémentaire, soit comme acteur principal dans les domaines jugés non prioritaires.

– A l’heure des grandes machines médiatiques telles que le Sidaction ou le Téléthon, l’Etat peut-il encore lutter contre l’anarchie de la générosité publique et des choix associatifs ?

A constater ce qui se passe, il ne semble pas ! Cela peut d’ailleurs tourner à l’absurde. Je suis ainsi convaincu qu’il y a dans certains secteurs une surabondance des fonds collectés auprès du public par rapport aux besoins réels. Mais cette anarchie s’explique aussi par le fait que les pouvoirs publics ne donnent pas l’impression d’avoir une politique de santé publique cohérente. Si l’Etat expliquait mieux ce qu’il prend en compte en informant sur les besoins non couverts, peut-être les citoyens en tireraient-ils les conclusions et réguleraient-ils mieux leur générosité.

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