Les dérives du « charity business »

Nous avons lu Frontières par Sylvie Brunel (Denoël, avril 2003, 442 pages, 19 euros)

L’auteur de Frontières, Sylvie Brunel, sait de quoi elle parle ! Agrégée de géographie, elle a écrit des ouvrages très documentés sur l’aide au développement, en particulier Une tragédie banalisée, la faim dans le monde (Seuil, 1991). Elle a aussi collaboré avec Médecins sans Frontières et dirigé à partir de 1989, l’association ACF (Action contre la Faim). Elle en a démissionné avec éclat l’an dernier, en 2002.

Frontières est un palpitant roman : le chassé-croisé d’un ingénieur et d’une infirmière au service d’une ONG dans un pays d’Afrique victime de la guerre civile. C’est aussi un essai dérangeant sur le « charity business » contemporain et les cruelles ambiguïtés qui pèsent sur les relations entre les ONG, les gouvernements occidentaux, les compagnies pétrolières et les dictatures locales (*).

Frontières offre sous couvert d’anonymat (associations, personnages et pays sont fictifs…) un regard sur l’arrière-cuisine de l’Histoire contemporaine.

À la lumière de son expérience personnelle à la tête d’une ONG (organisation non gouvernementale), l’auteur, Sylvie Brunel, montre la réalité qui se cache derrière une façade d’angélisme.

La façade, ce sont des présidents et des membres d’honneur choisis parmi des personnalités charismatiques et pleines de bonne volonté (Sylvie Brunel en a fait partie). La réalité, c’est une technostructure (les cadres opérationnels) qui échappe aux contrôles de commissaires aux comptes et d’actionnaires plus ou moins attentifs à l’utilisation de leurs deniers. Le résultat est une gestion au seul profit de la technostructure : siège luxueux, frais de mission exorbitants, comptes truqués, rapports de mission fantaisistes…

Ainsi, le « charity business » fonctionne selon les pires modalités du capitalisme (*) sauvage. Il tire ses profits :

– d’une part de l’exploitation de la mauvaise conscience occidentale, à coup de mailings larmoyants édités selon un marketing finement élaboré,

– d’autre part de l’aspiration de jeunes cadres à se dévouer au profit d’une cause généreuse et à courir le monde en quête d’aventures et d’exotisme.

Sur le terrain, les dépenses des équipes de volontaires sont comprimées au maximum en vue d’améliorer la marge bénéficiaire de l’organisation. Cette présentation peut sembler excessive. C’est bien ainsi qu’apparaissent les ONG à la lecture de Sylvie Brunel. L’auteur ne précise pas si certaines seraient plus saines que d’autres. Faute de contrôle par des organismes indépendants, on ne peut que se fier à la bonne foi des unes et des autres… et à la qualité de leur communication (ou rendre visite à leur siège).

Le temps béni des colonies

En Afrique, en Afghanistan, à Haïti et ailleurs, les volontaires des ONG, héros du monde occidental, présentent des visages contrastés. Il y a les purs missionnaires, chastes et dévoués (l’infirmière de Frontières est de ceux-là). Et puis, il y les autres : aventuriers en quête d’exotisme et jeunes carriéristes qui veulent inscrire sur leur CV un passage par l’humanitaire (les employeurs apprécient). Au final, la vie des volontaires rappelle assez le « joli temps des colonies », n’était la misère environnante et l’insécurité liée aux guerres tribales.

Sylvie Brunel évoque le bordel devant lequel se garent plusieurs soirs par semaine les 4×4 des différentes ONG du secteur. Elle évoque aussi les abus sexuels sur les enfants assistés… Il y a quelques mois, la presse a révélé de tels abus dans les camps de réfugiés du Rwanda.

Massivement présentes dans une région fragile, les ONG peuvent en affaiblir l’économie. Sylvie Brunel montre comment la consommation des ONG fait flamber les prix de certaines denrées au détriment de la population locale. A Kaboul, en 2002, les journalistes ont constaté qu’il était devenu très difficile aux Afghans de se loger correctement, les volontaires occidentaux s’étant approprié à prix d’or les logements disponibles.

Manipulation

Le plus grave tient au rôle équivoque des ONG dans les régions troublées. Dans le roman Frontières, un chef de guerre tire parti de la famine pour obtenir une reconnaissance internationale et, partant, de l’argent et des armes pour ses troupes. Bernard Kouchner, fondateur de MSF (Médecins sans Frontières), a ressenti cette équivoque dès sa première intervention humanitaire en Afrique.

C’était en 1969, peu après que se soient retirées les puissances coloniales. Les « french doctors » intervenaient au Biafra, une province sécessionniste du Nigéria victime d’une épouvantable famine. L’émotion était grande dans les médias européens. Bernard Kouchner a pu constater que le général Ojukwu, chef de la sécession, faisait en sorte d’aggraver la famine de son peuple pour accroître l’émotion des Européens et obtenir de leur part un soutien diplomatique et financier plus consistant !

Rien n’a changé. En juillet de cette année-ci, de jeunes officiers philippins ont occupé un hôtel de Manille et tenu une conférence de presse pour exprimer leur ras-le-bol. Ces officiers, qui combattent une rébellion islamiste dans le sud du pays, ne supportent plus que leurs supérieurs revendent des armes aux rebelles ! Ils supportent encore moins que leur gouvernement provoque des attentats meurtriers et en accuse les islamistes pour obtenir des États-Unis encore et toujours plus d’armes et d’argent ! Aux dernières nouvelles, les mutins attendent de passer en jugement et les Occidentaux, États-Unis en tête, ont renouvelé leur soutien (et leur aide) au gouvernement philippin.

Récupération

Pendant la guerre de Bosnie, le président François Mitterrand s’est rendu à Sarajevo avec Bernard Kouchner en vue de soulager les assiégés. Il s’est prévalu ensuite de cette initiative « humanitaire », applaudie par les médias, pour écarter toute mesure de rétorsion diplomatique ou militaire à l’égard des assaillants serbes !

Depuis lors, les diplomaties occidentales ont acquis une grande maîtrise dans la récupération à leur profit des initiatives humanitaires, quitte à les financer en direct.

Sylvie Brunel rappelle opportunément que les organisations que l’on dit non gouvernementales dépendent de moins en moins des particuliers pour leur financement et de plus en plus des gouvernements (on estime que leur financement provient aujourd’hui en moyenne à 75% des fonds publics, ce qui leur ôte toute autonomie de fait dans le choix de leurs interventions).  A l’instar des médias et de leurs riches annonceurs !

A leur corps défendant, les ONG servent aussi les dictateurs du tiers monde en les dispensant d’assumer leurs responsabilités et en alimentant – contraintes et forcées – leurs comptes en Suisse.

A Haïti, le père Aristide a succédé il y a quelques années à la famille Duvalier. Aux dires des observateurs, il se révèle pire que ses prédécesseurs ! Mais pourquoi se gênerait-il ?… Haïti est devenue la chasse gardée des ONG. Elles aident tant bien que mal la population en faisant valoir auprès des Occidentaux son extrême dénuement mais sans s’appesantir sur ses causes politiques.

Aristide et sa clique de tortionnaires se contentent de prélever leur part sur l’aide internationale qui arrive de toute part et, le jour venu, s’offriront une retraite dorée en Europe… comme la plupart de leurs homologues (*).

Est-il besoin de le rappeler ? Le sous-développement n’est pas de la seule responsabilité de l’Occident. Tandis que des milliers de médecins occidentaux vont soulager les souffrances des habitants du tiers monde, c’est autant de jeunes médecins et de cadres originaires de ces pays et formés à prix d’or qui désertent et s’installent, sitôt leur diplôme en poche, dans les confortables banlieues des grandes villes européennes !

Avec Frontières, Sylvie Brunel exprime son ressentiment à propos d’un système humanitaire dévoyé de l’intérieur comme de l’extérieur… Ce livre passionnant offre de quoi alimenter de très longues discussions entre amis.

André Larané.

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