L’archipel des Féroé fut vraisemblablement connu des moines irlandais dès l’an 500. De 700 à 800 environ, des ermites venus d’Écosse s’y installèrent, mais ils les abandonnèrent au début du IXe siècle, lorsque les incursions des pilleurs vikings atteignirent les îles Féroé. Dès lors, les îles devinrent un relais maritime pratique reliant les routes entre la Scandinavie et les colonies vikings d’Islande, du Groenland et, pour une brève durée, d’Amérique du Nord.
– Les immigrants norvégiens :
Les habitants actuels des îles Féroé sont donc les descendants d’immigrants norvégiens, qui avaient eux-mêmes remplacé une petite population d’origine écossaise et irlandaise. Ils parlaient le vieux-norrois de l’Ouest. C’est à cette époque que Olaf fut élu roi de Norvège (1116-1128) sous le nom de Olav II, et qu’il entreprit de faire du christianisme la religion de son pays. Il fit construire des églises et des monastères.
Puis des colons norvégiens ont commencé à épouser des femmes originaires du nord de l’Irlande, notamment des îles Orkney et Shetland en Écosse auparavant installées dans les îles Féroé et en Islande. En conséquence, les langues celtiques d’Écosse et d’Irlande ont influencé la langue scandinave des habitants des Féroé; des mots d’origine gaélique parsèment encore le féroïen d’aujourd’hui. Les habitants conservèrent la vieille langue commune au nord-ouest de l’Europe, le vieux-norrois qui était aussi parlé en Islande et en Norvège, ainsi qu’à quelques autres endroits dans l’Atlantique Nord, notamment au Groenland. Vers 1200, les différences entre les parlers étaient encore infimes.
Vers le XVe siècle, une langue distincte, le féroïen, s’est progressivement développée dans les îles de l’archipel, bien qu’elle soit demeurée intelligible avec l’ancien norrois des Vikings de l’Ouest. Jusqu’en 1380, les îles Féroé ont appartenu à la Norvège.
– La domination danoise :
Puis l’archipel des Féroé tomba sous la souveraineté de la couronne danoise en 1397 par l’union de Kalmar. Avec l’Union, la Norvège apportait ses vastes possessions du nord de l’Atlantique, c’est-à-dire les îles Féroé, l’Islande et le Groenland. En fait, l’union de Kalmar réalisait sous un seul royaume l’unification du Danemark, de la Suède et de la Norvège et prévoyait que les trois pays seraient gouvernés par un souverain danois. La reine Margrethe Ire, régente du Danemark, de la Norvège et de la Suède, fit couronner, en juin 1397, à Kalmar, son neveu Erik de Poméranie, comme roi de l’Union. Ce dernier ne gouverna personnellement qu’à partir de 1412, et il mécontenta rapidement les Suédois qui se révoltèrent en 1434. L’Union avec la Suède prit fin en 1521-1523 lorsque Gustave Eriksson chassa les Danois et se fit reconnaître roi de Suède.
Jusque là, le féroïen possédait une orthographe similaire à l’islandais et au norvégien, mais après que la Réforme religieuse de 1536 les dirigeants danois interdirent son usage dans les écoles, les églises et les documents officiels. C’est ainsi qu’en 1540 la Réforme luthérienne s’imposa dans les îles avec la Fólkakirkja, la religion d’État. Le féroïen écrit tomba en désuétude, perdit son écriture, mais les insulaires ont continué d’employer leur langue orale dans les ballades, les contes populaires et au cours de leur vie quotidienne, en maintenant ainsi une tradition riche, bien que, durant trois cents ans, le féroïen avait cessé d’être écrit.
Au cours du XVIIIe siècle, le danois devint la langue officielle de l’Église du Danemark, qui imposa cette langue aux insulaires des Féroé. Ces derniers réagirent mal à l’imposition de la langue danoise, car leur langue fut remplacée par le danois non seulement comme l’unique langue écrite, mais aussi comme l’unique langue religieuse.
Jens Christian Svabo (1746-1824) fut le premier érudit à s’intéresser à la langue féroïenne; il est considéré comme le fondateur de la lexicographie de cette langue et l’un de ses premiers linguistes. Ce Féroïen d’origine né dans l’île de Vargar partit faire des études musicales à Copenhague (Danemark). Durant ses temps libres, Svabo, devenu violoniste, travailla à un projet de dictionnaire de la langue féroïenne, mais dans son aspect purement oral. Au cours des années 1781 et 1782, Jens Christian Svabo fut mandaté par le roi du Danemark, Christian VII, pour rassembler dans son archipel natal des informations nécessaires pour en faire la description géographique, inventorier les ressources naturelles et évaluer la situation économique. Tout en s’acquittant de sa tâche, il en profita pour accroître ses collections féroïennes de vocabulaire et de ballades. Pour ce faire, il dut réinventer sa propre orthographe basée sur la prononciation, car la tradition écrite avait été perdue. Persuadé que le féroïen était voué à la disparition à cause du danois, il s’employa avec empressement à collecter le vocabulaire de la langue et à transcrire les témoignages de sa littérature orale. Les travaux de Svabo furent le point de départ de la renaissance du féroïen qui devint une langue écrite suffisamment forte pour tenir tête au danois dans les domaines de la religion, de l’enseignement, de la culture, voire de l’administration.
L’Angleterre occupa l’archipel à partir de 1807, mais les Féroé et le Groenland furent restitués au Danemark en 1814, lorsque l’Union entre le Danemark et la Norvège fut abolie. L’archipel des Féroé devint ensuite un «département danois». Les ecclésiastiques et les fonctionnaires étaient tous danois, ce qui rendit encore plus prestigieux la langue danoise. La seule langue d’enseignement dans les écoles était le danois.
En 1854, le Féroïen danophone Venceslaus Ulricus Hammershaimb (1819-1909) publia une orthographe moderne du féroïen, compatible avec la tradition écrite du vieux-norrois. L’orthographe de Hammershaimb rencontra une certaine opposition en raison de sa complexité et un système différent fut proposé par le Danois Jakob Jakobsen (1864-1918), dont l’orthographe demeurait plus proche de la langue parlée, mais cette approche n’a jamais été utilisée par les locuteurs du féroïen. Jakobsen préconisait aussi de renouveler le vocabulaire du féroïen dans tous les domaines sur l’ensemble du territoire de l’archipel. Dans les faits, c’est à V. C. Hammershaimb que l’on doit l’orthographe utilisée aujourd’hui en féroïen en recourant à des bases étymologiques. C’est ce qui explique que le féroïen écrit reste assez éloigné du féroïen oral, ce qui implique certaines difficultés d’ordre orthographique. Ce philologue fut le premier pasteur à lire la Bible en féroïen, ce qui incita l’Église luthérienne à délaisser le danois pour le féroïen.
Le premier manuel en féroïen, Förisk ABC, un petit livre de 12 pages fut publié en 1891. À la fin du XIXe siècle, un mouvement nationaliste vit le jour avec comme objectif de protéger la langue et la culture féroïennes contre l’influence danoise de plus en plus marquée.
Au matin du 9 avril 1940, les forces allemands franchirent la frontière du Danemark lors de l’opération Weserübung, en violation directe du traité germano-danois de non-agression signé l’année précédente. L’occupation fut menée si rapidement que la plupart des Danois se levèrent sans s’apercevoir que leur pays venait d’être occupé. Des envoyés allemands informèrent le gouvernement que la Wehrmacht devait venir «protéger la neutralité de leur pays» contre l’agression franco-britannique. Au fil des ans, la population danoise allait devenir de plus en plus hostile aux Allemands.
Depuis le 12 avril 1940, le Royaume-Uni avait aussitôt occupé militairement les îles Féroé («Opération Valentine»), stratégiquement importantes, afin de prévenir une éventuelle invasion allemande. Winston Churchill, alors premier lord de l’Amirauté, annonça ainsi à la Chambre des communes que les îles Féroé étaient occupées :
Nous occupons en ce moment les îles Féroé, qui appartiennent au Danemark et sont un point stratégique de haute importance et dont la population s’est montrée toute disposée à nous recevoir avec chaleur. Nous allons protéger les îles Féroé de toutes les rigueurs de la guerre et nous y établir commodément par la mer et l’air jusqu’à ce que le moment vienne de les rendre au Danemark libéré de l’asservissement immonde dans lequel l’agression allemande l’a plongé.
Les Féroïens furent ainsi dégagés de l’autorité danoise jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La plus grande partie du personnel britannique était stationnée à l’île Vágar autour de l’aérodrome. Beaucoup de Féroïens se familiarisèrent avec l’anglais. Environ 170 mariages eurent lieu entre des soldats britanniques et des Féroïennes.
Pendant l’occupation, le Løgting eut forcément les pleins pouvoirs législatifs. Des indépendantistes tentèrent de déclarer l’indépendance des îles Féroé, mais ils furent mis en minorité. Pendant l’occupation du Danemark, Churchill refusa d’approuver toute modification du statut constitutionnel des îles Féroé. Après avoir vécu une autonomie quasi complète pendant la guerre, le retour au statut d’avant-guerre devenait impopulaire et irréaliste. Un référendum sur l’indépendance eut donc lieu 1946, mais celui-ci n’avait été «gagné» que par 50,7 % des votes exprimés. Néanmoins, le Danemark dut négocier avec les représentants des Féroé et, en 1948, octroyer à l’archipel un «statut d’autonomie» qui reconnut le féroïen « comme la langue principale».
– L’autonomie et la langue identitaire :
La Loi sur l’autonomie des îles Féroé de 1948 n’avait reconnu le féroïen que «comme la langue principale» tout en précisant que le danois devait être appris à un très haut niveau, c’est-à-dire «soigneusement enseigné». Dans le texte du statut d’autonomie, il n’est pas mentionné que le féroïen est la «langue nationale» des Féroé, seulement la «langue principale». Le gouvernement danois a volontairement utilisé cette formulation ambiguë, car il ne désirait aucunement reconnaître le féroïen comme la langue nationale des îles Féroé. En revanche, deux ans plus tard, les autorités danoises avaient consenti aux habitants des Féroé une grande autonomie.
Les îles Féroé font encore partie du royaume du Danemark et continuent de bénéficier de leur autonomie politique. En effet, les habitants de cet archipel administrent la plupart de leurs affaires intérieures grâce à leur propre parlement (en danois: le Løgting; en féroïen: le Løgtingið) et à leur gouvernement autonome (le Landstýri). Toutefois, les questions concernant les relations extérieures, la défense, la police et la religion — l’Église au Danemark est une Église luthérienne d’État — sont demeurées sous la responsabilité du gouvernement danois. Les Féroïens élisent deux représentants au Parlement danois (le Folketing), mais l’archipel ne fait pas partie de l’Union européenne.
Le 17 mars 2000, le gouvernement féroïen a présenté au gouvernement danois un projet d’indépendance totale, tout en gardant le souveraine du Danemark comme chef d’État ainsi que la monnaie danoise (la couronne). Selon ce projet, le Parlement local, le Løgting, devait détenir le pouvoir suprême et ne devait plus être représenté à l’Assemblée nationale de Copenhague. Les Féroïens souhaitaient également maintenir une coopération administrative avec le Danemark dans les domaines de la santé, du social, de la justice et du trafic aérien. Le gouvernement danois a laissé entendre qu’il ne s’opposerait pas à ce désir d’indépendance, mais que la sécession avait un prix: l’arrêt de l’aide annuelle d’environ un milliard de couronnes (soit 134 à 145 millions de dollars US) et le paiement de la dette de six milliards de couronnes (plus de 800 millions de dollars).
Selon un sondage réalisé par le quotidien féroïen (ou féringien) Sosialurin et la télévision locale, la question de l’indépendance politique semblait très partagée : 45,9 % pour et 44,5 % contre. Les autorités danoises espéraient, de leur côté, que les velléités autonomistes puissent se faire plus sourdes dans un proche avenir.
Le 26 mai 2001, la population des îles Féroé était appelée à se prononcer sur un projet concernant la souveraineté de son archipel. Ce projet de référendum comportait quatre points importants:
1) le transfert des compétences de Copenhague aux autorités insulaires, au plus tard en 2012;
2) la création d’un fonds pour financer la période de transition;
3) la réduction et élimination progressive des subventions du Danemark;
4) l’organisation d’un nouveau référendum sur la création, au plus tard en 2012, d’un État indépendant.
Selon le gouvernement danois, la proposition du gouvernement féroïen irait «trop loin», car elle conduirait «à la sortie des îles Féroé du royaume du Danemark». Quoi qu’il en soit, c’est à la population féroïenne (féringienne) de se prononcer sur les rapports entre les îles Féroé et le Danemark. Les négociations avec les autorités autonomes féroïennes sur le statut à venir des îles Féroé à l’intérieur ou à l’extérieur du royaume danois se sont poursuivies. Le gouvernement danois avait pour principe que l’avenir des îles Féroé appartenait à la population féroïenne elle-même. Pour peu que la population féroïenne exprime le souhait d’obtenir la souveraineté en dehors de l’unité du royaume, le gouvernement était prêt à négocier pour trouver une solution raisonnable pour les deux parties.
Au final, le référendum fut annulé après que le gouvernement danois eût annoncé que les subventions versées par le Danemark aux îles Féroé allaient être réduites, puis supprimées, au fur et à mesure que les autorités féringiennes prendraient en charge les tâches qui leur appartiennent. Or, les subventions danoises représentent quelque 1,3 milliard de couronnes danoises (environ 174 millions d’euros ou 235 millions de dollars US par an), ce qui équivaut au tiers du budget local, contre seulement 0,3 % du budget annuel danois. Pire, le cours du poisson, qui représente plus de 90 % des exportations, s’est effondré, mettant les Féroé quasiment en faillite.
En avril 2004, un autre référendum a eu lieu. Avec un taux de participation record de 91,1 %, les Féroïens ont décidé, dans une proportion de 50,72 %, de choisir l’indépendance. Mais la déclaration unilatérale d’indépendance qui suivit ce référendum ne fut pas acceptée par le gouvernement du Danemark. Les habitants des îles Féroé pourraient difficilement se passer de la manne financière danoise, de même pour le généreux système de bourses et d’allocations, qui permet aux Féroïens de venir poursuivre leurs études supérieures au Danemark, ou même de s’y faire soigner en cas de maladie grave, et ce, aux frais de la Métropole.
Par conséquent, les îles Féroé font toujours partie du Danemark qui apparaît encore comme un «bon colonisateur». On aurait découvert récemment du pétrole dans les îles Féroé. Les compagnies pétrolières sont déjà en place. Le Danemark aurait ainsi tout intérêt à garder les Féroé au sein du Royaume. On dirait que les espoirs d’émancipation et d’indépendance des Féroïens reposent uniquement sur ce qu’on pourrait découvrir dans les fonds marins de leur environnement proche. On comprend pourquoi les habitants des îles demeurent très partagés sur la question, bien que tous semblent prêts à conserver la monnaie et la reine danoises. Le statu quo se perpétue, faute d’alternative.